Enquête « open source » sur les attaques chimiques présumées à Douma le 7 avril 2018

Le 7 avril 2018, les signalements d’attaques chimiques présumées sur la ville de Douma, dans la poche rebelle de la Ghouta orientale en Syrie, ont commencé à se multiplier. Ils indiquaient qu’un nombre significatif de personnes, y compris des enfants, avaient été tués par ces attaques. Cet article évaluera et vérifiera les informations « open source » (de source publique) les concernant, et tirera des conclusions à partir des preuves disponibles.

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Résumé

  1. Une grande bouteille de gaz comprimé, du type de celles utilisées lors de précédentes attaques aériennes au chlore, a été filmée sur le toit du bâtiment où un grand nombre de décès ont été recensés.
  2. Le nombre de cadavres pouvant être établi grâce à des données « open source » s’élève à au moins 34.
  3. Des observateurs de l’activité aérienne ont signalé deux hélicoptères (« Hip ») Mil Mi-8 se dirigeant vers le sud-ouest de la base aérienne de Doumayr – en direction de Douma – 30 minutes avant l’attaque chimique, et deux hélicoptères (« Hip ») Mil Mi-8 ont été observés au-dessus de Douma peu avant l’attaque.
  4. L’utilisation par le gouvernement syrien des hélicoptères (« Hip ») Mil Mi-8 pour larguer des bouteilles de chlore sur les zones tenues par l’opposition a été documentée par le passé.

Rapports faisant état d’une attaque chimique

Les rapports de l’ONG Réseau syrien pour les Droits humains (SNHR) indiquent qu’il y a eu au moins deux attaques distinctes impliquant des agents chimiques le 7 avril : une à 16 h près de la boulangerie Sa’dah située rue Omar ibn al-Khattab, blessant 15 personnes, et une seconde attaque vers 19 h 30 près de la place El Chouhada, rue Nouman, qui a fait 55 morts et 860 blessés.

Le Centre de Documentation des Violations (VDC) a également rapporté que deux attaques chimiques sont survenues le 7 avril 2018. Comme dans les rapports du Réseau Syrien pour les Droits Humains, il a été établi que la première attaque avait eu lieu à 16 h près de la boulangerie de Sa’dah, le VDC rapportant des témoignages faisant état de l’usage de chlore. Le VDC a également déterminé que la deuxième attaque s’était produite à 19 h 30 près de la place El Chouhada, et a consigné des témoignages à propos des symptômes :

Le Dr. Jamal Rafie (pseudonyme), a déclaré au VDC que les symptômes qu’il a observés sur les patients « ne ressemblent pas à des symptômes d’attaque au chlore. Le chlore seul ne peut pas provoquer de tels symptômes car s’il cause bien une asphyxie, il n’affecte pas les nerfs. Certains symptômes constatés révélaient la présence de composés organophosphorés dans la catégorie du gaz sarin. Mais l’odeur du chlore était également présente sur place ».

Le Dr. Mohammed Katoub de la Société médicale syro-américaine (SAMS) a déclaré au VDC que ses collègues de la Ghouta orientale ont observé notamment les symptômes suivants : « pupilles rétrécies, rythme cardiaque lent, respiration lente, écume en abondance au niveau de la bouche et du nez, et brûlure de la cornée dans certains cas ».

Le VDC a également publié l’illustration suivante, avec la localisation des attaques :

Carte des attaques à Douma le 7 avril 2018, par le VDC. (Illustration VDC)

La Défense civile syrienne, également connue sous le nom de Casques Blancs, a déclaré qu’une attaque chimique ayant eu lieu à 19 h 45 le 7 avril avait tué plus de 43 personnes et en avait blessé plus de 500. Ils ont rapporté que les victimes présentaient des signes de cyanose (décoloration bleuâtre de la peau), une écume abondante au niveau de la bouche et des brûlures de la cornée. Des pupilles rétrécies et des convulsions ont été constatées sur six survivants. Le communiqué concluait que les victimes avaient été exposées à des « produits chimiques toxiques ; très probablement un composé organophosphoré ».

Vidéos et images

Les vidéos et les photographies postées sur les réseaux sociaux après l’attaque de 19 h 30 font apparaître un nombre important de victimes, avec de nombreux cadavres situés dans un même bâtiment. Beaucoup de ces corps présentaient des symptômes conformes à ceux mentionnés dans le communiqué de la Défense civile syrienne et dans le rapport du VDC.

La vidéo 1, qui est extrêmement choquante, a été publiée le 8 avril à 0 h 20 sous le titre « #2018-4-7 Al Assad is shelling Duma with Chemicals. Horrifying massacre against civilians in Duma » [soit « # 2018.04.07 El Assad bombarde Douma avec des produits chimiques. Massacre terrifiant contre les civils à Douma »]. Elle montre un grand nombre de cadavres répartis sur plusieurs pièces dans ce qui semble être le rez-de-chaussée d’un immeuble résidentiel.

La vidéo 2, qui est extrêmement choquante, a été publiée le 8 avril à 3 h 46 sous le titre « 2018-4-7 Witness the foaming from the mouth of the injured due to the exposure of civilians to sarin gas » [soit « 07/04/2018 Observation de l’écume de la bouche des blessés due à l’exposition de civils au gaz sarin »]. Elle documente plus de cadavres répartis sur le deuxième étage et la cage d’escalier du même immeuble que la vidéo 1, ainsi que ce qui semble être un trou dans le toit du troisième étage.

Certains éléments caractéristiques peuvent être vus à la fois dans les vidéos 1 et 2, indiquant qu’elles ont été filmées dans le même bâtiment.

Un vélo avec un panier blanc – En haut : vidéo 1, en bas : vidéo 2.

Une vieille femme avec une seule chaussette abaissée, affalée près de l’entrée du bâtiment – En haut : vidéo 1, en bas : vidéo 2.

Une porte et le corps d’un enfant portant un haut rayé rouge et blanc distinctif. Visages obscurcis – À gauche : vidéo 2, à droite : vidéo 1.

Plusieurs autres vidéos et images postées sur les réseaux sociaux semblent montrer le même bâtiment et les mêmes victimes.

Au total, au moins 34 corps distincts apparaissent au long des deux vidéos : 23 au rez-de-chaussée, 10 au deuxième étage et un sur le palier de l’escalier entre le deuxième et le troisième étage.

Géolocalisation

La vidéo 3, qui est extrêmement choquante, a été mise en ligne le 8 avril à 17 h 48 par la SMART news agency, un réseau de médias d’opposition. Elle montre des corps enlevés de l’immeuble même où les vidéos 1 et 2 ont été tournées, et sortis dans la rue pendant la journée.

La même porte vue dans les vidéos 1 et 2 peut également être vue dans la vidéo 3. Visages obscurcis. – À gauche : vidéo 3, à droite : vidéo 1.

Une grille de fenêtre à côté de la porte peut être vue à la fois dans la vidéo 1 et la vidéo 3 – À gauche : vidéo 1, à droite : vidéo 3.

Une entrée avec les mêmes caractéristiques peut également être vue à la fois dans la vidéo 1 et la vidéo 3 – À gauche : vidéo 1, à droite : vidéo 3.

La vidéo 4, filmée par un militant local et publiée sur YouTube par Al Jazeera à 20 h 44 le 9 avril, montre apparemment du personnel militaire russe visitant et entrant dans cet immeuble. Cet événement semble corroboré par une déclaration du ministère russe de la Défense (MinDef) selon laquelle « des représentants du Centre de réconciliation russe ont exploré des zones de Douma… Les résultats de l’inspection contredisent toutes les affirmations selon lesquelles des armes chimiques auraient été utilisées dans la ville ». (Archivée)

L’entrée qu’emprunte le personnel russe peut être vue à la fois dans la vidéo 3 et la vidéo 4 – En haut : vidéo 4, en bas : vidéo 3.

En analysant la vidéo 4 et la vidéo 5, qui montrent toutes les deux le personnel russe entrant dans le même immeuble, nous pouvons géolocaliser ce bâtiment à 33.573878, 36.404793. Cet emplacement se trouve juste au sud-ouest de la place El Chouhada, ce qui correspond aux rapports du SNHR et du VDC.

Géolocalisation de la vidéo 4 et de la vidéo 5.

La vidéo 6, publiée par la Défense civile syrienne le 10 avril à 21 h 06, prétend montrer une « bonbonne de gaz chimique (…). Même emplacement que la vidéo des victimes ».

Texte du tweet : « Important : vidéo du 9 avril à 19 h 02 montrant la présence d’une bonbonnede gaz chimique à Douma. Même lieu que dans la vidéo des victimes. Même lieu également que celui où la Russie s’est rendue, déclarant n’avoir trouvé « aucun signe d’armes chimiques ». 20 h 06 – 10 avril 2018 »

Tournée depuis le haut d’un bâtiment, elle montre un trou dans le toit avec une bouteille de gaz comprimé jaune. Le caméraman fait alors pivoter la caméra, permettant de géolocaliser sa position, ce qui permet de l’identifier comme le toit du bâtiment à 33.573878, 36.404793.

Une image de la vidéo 6 (en bas) comparée à l’image satellite de l’emplacement montre que le point de vue se trouve sur le toit du bâtiment à 33.573878, 36.404793.

Un bâtiment en particulier peut également être identifié à la fois dans la vidéo 5 et la vidéo 6.

Nous pouvons donc conclure que les vidéos 1 à 6 ont toutes été tournées dans la même zone. Le bâtiment dans lequel se trouvait l’amoncellement des corps visibles dans les vidéos 1 et 2 apparaît dans toutes les vidéos. La vidéo 6 montre que ce même immeuble semble avoir été frappé par une bouteille de gaz comprimé qui a traversé le toit.

Examen de la munition

Après l’attaque, les restes de deux bouteilles de gaz comprimé jaunes ont été filmés et photographiés. Comme décrit ci-dessus, une bouteille de gaz a été filmée sur le toit du bâtiment où un grand nombre de décès ont été documentés. Une seconde bouteille de gaz a également été filmée dans un endroit encore non-identifié :

Les modifications externes du cylindre ci-dessus sont particulièrement intéressantes car elles concordent avec les modifications observées sur d’autres bouteilles de gaz utilisées dans d’autres attaques aériennes au chlore. Des modifications très similaires peuvent être vues dans la vidéo suivante datant d’août 2017 et tournée à Khan al-Assal :

Des bouteilles de gaz jaunes du même type, avec ou sans structures extérieures, ont été documentées sur les sites des attaques aériennes au chlore présumées depuis 2014, et ont été utilisées à plusieurs reprises pendant le siège d’Alep :

Des bouteilles de gaz jaunes utilisées dans plusieurs attaques à Alep fin 2016. (Illustration Human Rights Watch)

L’attaque la plus récente impliquant la présence de bouteilles de gaz jaunes à la suite d’une attaque aérienne au gaz chloré a eu lieu le 4 février 2018 à Saraqeb, où deux bonbonnes ont été photographiées après avoir été récupérées sur le site de l’attaque :

Les deux bouteilles de gaz utilisées dans l’attaque de Saraqeb. (Photo SNHR)

L’OIAC a également enquêté sur certains cas où des bonbonnes de gaz jaunes ont été utilisées dans des attaques aériennes au chlore, confirmant qu’elles avaient été larguées depuis des hélicoptères. Des observateurs du réseau Sentry Syrie ont relevé que deux hélicoptères « Hip » se sont dirigés vers le sud-ouest de la base aérienne de Doumayr (au nord-est de Damas), en direction de Douma, 30 minutes avant l’attaque chimique ; et deux hélicoptères « Hip » ont été observés au-dessus de Douma peu avant l’attaque. Des hélicoptères de transport « Hip » ont également été impliqués dans des attaques au chlore par le passé.

Quant aux allégations d’utilisation de sarin, il est important de noter que ces bouteilles de gaz jaunes n’ont jamais été associées à l’emploi du neurotoxique, et que le sarin étant un liquide, une bouteille de gaz comprimé semble un dispositif improbable pour sa libération. Ces allégations pourraient peut-être s’expliquer par la sévérité des symptômes observés, par l’indétermination de la munition utilisée à ce moment-là, ou bien par la présence éventuelle d’un autre agent chimique qui occasionnerait des symptômes pouvant être confondus avec ceux occasionnés par le sarin.

Conclusion

D’après les preuves disponibles, il est hautement probable que le largage d’une bonbonne contenant probablement du gaz chloré depuis un hélicoptère « Hip », provenant de la base aérienne de Doumayr, ait causé la mort d’au moins 34 personnes à 19 h 30 dans l’immeuble près de la place El Chouhada.

Merci au collectif Syrie Factuel pour la traduction de cet article.

La recherche de Bellingcat pour cette publication a été soutenue par PAX for Peace.